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La petite note de musique



Il était une fois, une petite note de musique née sur une feuille blanche, toute blanche, sans partition sans rien. Elle était là, isolée, fragile, vulnérable, et à la fois reine d'un alentour qui lui cédait l'entière attention car vierge de tout autre caractère.


Lorsque sa feuille allait se mélanger avec les autres sur le pupitre, la petite note de musique exultait, elle se sentait tout excitée de côtoyer de nouveaux congénères, la clé de sole, le do le ré le mi le fa le sol le la le si... Elle trouvait qu'ensemble ils formaient une symphonie merveilleuse, un équilibre complet, en vérité, une famille.


La petite note de musique les admirait, et voulait elle aussi faire partie d'un tout, être entourée soutenues de ses pairs, ceux qui, pensait-elle, lui permettront d'exister royalement pour de vrai, pour de bon. Mais chaque fois qu'elle essayait de communiquer avec les notes de musique des feuilles adjointes, qu'elle voulait faire connaissance par exemple, en leur demandant qui elles étaient, elle n'obtenait d'elles qu'un seul mot machinal : le ré répondait "ré", le do "do", le si "si"… Probablement qu’elles se moquent de moi pensa alors la petite note de musique.


A l’écart, différente dans son coin, elle se mourrait d’ennui. Mais un jour, fatalement, des traits se dessinèrent sur sa feuille, et la sillonnèrent de toutes parts. Ainsi elle comprit combien les autres pouvaient se sentir vidées de toute pensée, de toute force d'être. Mais elle usait de toute son énergie pour lutter contre le néant qui la guettait.


A sa suite, des dizaines d'autres notes apparurent. Bien sûr, elle essaya de leur parler, d'appeler au secours même, mais c’était bien inutile, car le seul son qu’elle arrivait désormais à émettre était "la" "la" "la"...


Sévèrement ficelée dans ses obligations à n'être dorénavant que ce qu'on attendait d'elle, la petite note de musique se mit à détester les partitions. Ce n'était pas une renaissance mais une prison pour celles de son espèce ! La mort déguisée. Leurs traits étaient comme des ratures qui niaient invariablement l'originalité et la singularité de chacune.


Fort heureusement, être restée seule sur cette feuille blanche un sacré bout de temps avait permis à la petite note de musique de se créer du spécial, de l'extraordinaire : un intérieur riche, et puissant. C’est ainsi que, même barrée de traits nets et droits, elle trouva l’opiniâtreté de résister, de chercher coûte que coûte à s’échapper. Elle désespérait par moment, car être réduite à du "la" "la" "la" tout le temps, cela avait bien des aspects décourageants ; entendre aussi ses compagnonnes répéter avec automatisme la même sérénade sans répit, cela lui tapait vraiment sur les nerfs.


Puis un jour, la petite note de musique eut une illumination : elle alla se blesser légèrement contre le trait qui la barrait, de sorte qu'elle n’était plus "la" mais "là". Pareil à la conjuration d’un mauvais sort, ce son réveilla toutes ses camarades qui comprirent qu'elles pouvaient, elles aussi, exister en dehors des schémas dans lesquelles on les avait bêtement enfermées. Le ré se transforma en raie, le sol en saule… Et ainsi, les vilains traits, si inflexibles jadis, n'eurent pas le choix : telles les barrières d'un enclos trop étroit pour contenir son pétulant cheptel, ils cédèrent brutalement face à la vie qui s'insinuait partout.



© Carole Richter

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